vendredi 29 juillet 2011

Récit - SILICIUM



Couverture du livre artisanal réalisé par l'auteur.








SILICIUM


Silicium révèle le parcours métaphorique d'un homme qui n'arrive pas à croire que la vie, ça soit «ça ». Du creux d’une vague grouillante d’êtres avides à l’ombre fragile d’une oasis miraculeuse perdue dans les sables de l’enfer, le récit de ce voyage initiatique est une blessure, une hémorragie interne qui a trouvé une sortie, par effraction. Qui pourrait rester insensible à la détresse de l’homme aux yeux d’agate ?

Récit. 103 pages. Illustrations photos de l’auteur.


Extraits


Il est né à la lisière d’un océan d’eau trouble et d’une mer de sable trop mou. Le destin l’avait craché dans une peuplade où l’on se méfiait de l’eau, de mer ou pas, comme d’un élément impur, comme le lieu de grouillements infects, de mijotations écœurantes. A peine s’en servait-on, après moult ébullitions, pour tremper la soupe ou abreuver les bêtes et les jardins. Comme cet océan, résultat peut-être, de la conjonction de fleuves de larmes humaines depuis des temps et des temps, s’était trop souvent nourri de la tendre chair de bambins oubliés à leurs jeux, on avait attaché celui-là à un pieu, le laissant arpenter, à longueur de jour et de nuit, son petit cercle de sable.
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Son imagination, nourrie de quelques mots déposés par le vent, d’images reflétées à la toile des gros nuages blancs, les jours de tempête, aux histoires sans queue ni tête dont une vieille folle se débarrassait sur lui comme du contenu d’une poubelle, lui faisait dessiner dans son sable, des routes qui tournaient en rond, construire des maisons sans fenêtres, mener des transhumances de troupeaux de cailloux, jouer de farouches batailles où des sombres histoires de noyades de la vieille, il serait bien allé visiter sous l’eau des mondes ensemencés de vies mystérieuses, mais, n’ayant pas conscience encore de l’infamie de cette longe qui l’entravait, n’ayant pas encore la phobie des chaînes et des lieux clos, il n’avait pas eu l’idée de ronger ses liens et son esprit inventait juste, par adaptation, par instinct de survie, de reproduire à sa portée de main les mondes d’ailleurs, de là-bas, les mondes d’outre- chaîne.
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Si le monde physique devait contenir tous les mondes physiques qu’il inventa au fond de son trou, il faudrait le soumettre aux forceps, l’écarteler, le démembrer, le sur-dimensionner pour que tout y put tenir. Du fond de son nid de crabe, il ressentit, de par les imaginaires qui suintaient de son cerveau bouillonnant, autant et plus des sentiments qui s’étaient révélés au cœur des hommes depuis le début des mondes.
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Car il s’était mis à manger du sable. Les autres ne respiraient-ils pas aussi machinalement l’air de leur cuisine, de leur cave, de leurs latrines ?
Oh ! Pas par poignées, pas à la pelle, juste comme ça, une languée par-ci, une languée par-là, parce que ça vous dévoile des goûts inattendus, que ça vous a une consistance moelleuse, parce que le corps finit par réclamer sa dose de pétrification.
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Il en était à ce stade de rumination lithophagique quand son monde, ou ce qu’il en était advenu, fut abordé par celui, enfin réalisé ce coup-là, de la mer. Cela se passa sans violence, tout d’abord, presque insensiblement. On était à une période de conjonction stellaire, les astres se rapprochaient, courbant un peu leur trajectoire pour se dire des bonjours et, mécaniquement, ou pour marquer le coup, allez savoir, au fil des jours, les effets de marée s’intensifièrent un peu, un peu plus encore, haussant le flux des mers en des lieux où l’on avait abandonné depuis longtemps le métier de pêcheur pour s’adonner à la culture de la vigne et du rutabaga.
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Et ce fut soudain, sans sommation, comme si un monde en eut remplacé un autre par magie. Une vague colossale, issue du fond des temps, submergea tout, arracha tout, rasa tout.

La grande marée, le tsunami des mille mondes, la transbordation universelle, la liquéfaction dynamique, l’exploshydrification de toute chose, tout devint fétu de rien au maelström et lui, atome innocent gorgé de silice et de plancton, maître absolu d’un peuple d’invertébrés minusculaires et de rampants décérébrés, lui qui tourniquait depuis le temps des mondes autour d’un bout de bois par un lien de chanvre, lui qui s’était taillé un empire d’un bac à sable, ne l’ayant jamais voulu échangé contre un cheval ni même un hippocampe, lui, lui s’en alla valser aux crêtes de la vague et au fond des abysses l’aventure de la vie. Puisque ça s’appelle comme ça.
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… Mais le grand appétit déploie là aussi son influence universelle et le frère mange le frère, et le sang rougit jusqu’au sein des amours. La « dévore-attitude » est à ce point ancrée dans le sens de chaque vie qu’après avoir déchiré à pleine gueule toute flore et toute faune, on s’attaque rageusement à sa propre chair, torturé par la faim qui fait tourner le monde, on s’arrache soi-même par lambeaux, on se désaltère à son propre sang…
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Comme il faut bien engendrer en permanence de la matière à nourrir ces ingestions de puits sans fond, on se féconde à pleines tripes, conjuguant l’ardeur des pénétrations à celles des égorgements. Tout le monde y va de son coït furtif, zyeutant du fond de son trou, l’ombre de sa prochaine proie. Déjà on se refait les dents en mordant au sang celui ou celle qui s’est donné à vous. Des poissons pirates attendent que les mères partent en chasse en abandonnant leur nid pour y faire des razzias d’œufs et de larves.
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Il n’a absolument pas la carrure ni l’âme des grands prédateurs, il est un étranger au monde de la vague, il traîne derrière lui le poids de sa lâcheté, on se détourne de lui comme d’une espèce de bête puante, c’est le putois des mers, la fadeur de son être le tient à l’écart des convoitises et des élans reproductifs. Quelle femelle aurait l’idée de se faire féconder par un être raplapla pareil ? Qu’est-ce que ça donnerait, des enfants de ça, au cœur des tourmentes sanglantes, des chevauchées conquérantes ? Y aurait-il un sens de faire des enfants avec quelqu’un qui ne rêve pas de bouffer le monde ?
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La vague grouillante n’avait pas besoin de s’encombrer d’un organisme encore moins vindicatif qu’un mollusque. C’était même dangereux pour la dynamique propre qui la projetait aux confins des univers. Ne pouvant le digérer, par une espèce de répugnance pour son abjecte lâcheté, n’ayant pu le convertir même à de saintes croisades, elle résolut de s’en débarrasser et le cracha, au loin, s’en ressentit allégée, apurée, vivifiée.
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Il existe, aux creux des gouffres cosmiques, des résidus de mondes oubliés, de vieux bouts de planètes décrépites, où les courants mystérieux du vide déposent en strates arides les déjections de la grande vague. 
L’homme, rejeté avec tant de dégoûtation, se réveilla par la douleur d’une brûlure qui lui rongeait la moitié du corps, allongé sur le sol d’une énorme croûtasse de roche déchirante et de chaux aveuglante.
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Au sommet de l’îlot se dressait le cercle d’une dizaine de dattiers au pied desquels surgissait, glougloutant, un filet d’eau fraîche. Quelques buissons s’entrelaçaient tout au long du ru qui s’enfonçait, à quelques pas de là, dans l’enfer de la mer de chaux. A ce point de contact, un bouillonnement d’effluves âcres dévoilait bien la violence des farouches retrouvailles entre deux éléments frustrés depuis trop longtemps de la présence de l’autre.
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Comme il savait au fond de lui que l’homme n’est pas fait pour se nourrir de ronces et d’écorces d’arbres, comme il savait qu’au creux de la roche le germe de vie peut attendre des siècles durant la goutte de pluie de toute féconditude, il se mit, de ses mains cornées, à remuer le sol de l’îlot perdu. La terre s’ouvrait d’ailleurs de bonne grâce, depuis si longtemps reposée et prête à l’œuvre de vivification. Il fit remonter ainsi des graines endormies de mille espèces de choses, il détourna le fil de l’eau aux sillons impatients et grouillants de promesses de récoltes. Des têtes d’épingle vert tendre surgirent peu à peu du sol, s’étirèrent au soleil, se gorgèrent d’eau et de terre grasse. Des arbres aussi se mirent à grimper à l’assaut des étoiles, balançant au gré du vent leurs fruits jaunes et rouges à la face du monde.

Surgis d’on ne sait quels recoins de l’univers, des insectes, des oiseaux, des bestiaux à pattes et sans pattes partagèrent avec l’homme, en toute camaraderie, œuvrant chacun à sa façon à la propagation et l’extension du miracle de cette vie, les richesses généreuses de ce bout de monde qu’il avait su féconder. Cela dura ce que cela devait durer.

Il ne fallut qu’une heure de temps pour qu’il ne restât de tout cela qu’un tas de copeaux. Le nuage de sauterelles n’avait fait que frôler le caillou vivifié. Cela avait suffi. Le sable de chaux vive déposé par le vent paracheva l’œuvre d’annihilation.

L’homme reprit dans la poudre brûlante son hallucinante reptation. Des oasis, il en rencontra d’autres, éparpillées sans liens entre elles que des déambulations d’êtres égarés.









L’homme, sous le soleil, s’affairait à redonner vie au cœur d’un grand oiseau de bois et de toile qui s’était posé, toussotant, sur le dos du désert et dont il était sorti. Enfoui dans le sable brûlant, notre homme vit un bambin aux boucles blondes s’approcher de l’homme à l’oiseau, le tirer par la manche, lui demander de sa petite voix d’angelot :

-« Dessine-moi un mouton »
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Arrivé au pied de l’arbre mort, tout en riant de son rire cristallin, le petit garçon attira le mouton d’un clin d’œil joueur, le caressa, le saisit à bras le corps et l’attacha de quelques tours de lacet au tronc du palmier. La petite bête se débattit mollement tout d’abord, croyant à un jeu…
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L’enfant trouva normal de creuser. Il fit ça gravement, en chantant :

« L’est tout cassé
Le tit moton
D’la barbichette
Jusqu’aux roustons
Tonton tontaine… »
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Le pilote, calmement, combla le trou de sable, aplatit le talus du dos de la pelle, reprit le chemin de sa mécanique volante. Il déposa la pelle dans la cabine, ramassa ses outils, les rangea minutieusement dans leur boite en bois, installa celle-ci à sa place, derrière le siège du pilote. Il referma le cockpit, caressa le flanc de l’oiseau immobilisé et se dirigea, lentement, les épaules lourdes, vers le soleil couchant. Peu à peu, son corps s’enfonçait dans la chaux vive du désert, jusqu’à disparaître entièrement. Personne ne saurait jamais ce qu’il était devenu.
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Au feu des poudrifications, le corps de l’homme de sable se pétrifie jusqu’au cœur des cellules. Son sang lui-même s’est durci en marbrures crissantes. Ses yeux ne jettent plus que des reflets de deux billes d’agate rayées, dépolies. Il ne voit plus, il ne peut plus voir de ces nodules-là, mais les choses sont pour lui si évidentes, il y a tant usé son corps, qu’il sait le monde du simple fait qu’elles sont. Et qu’il ne saurait les sentir autrement que dans leur vérité.
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Une file nerveuse s’étire sur toute la longueur de la rocaille brûlante. A la tête de la colonne, un cavalier. Colossal, de noir vêtu. Tatoué de la tête aux pieds de signes de mort. Sa monture, bavante, ne peut tenir le pas. Ce sont des rebuffades continuelles, des piétinements, des cavalcades incontrôlées, des hennissements douloureux. Le colosse, sur la selle, le sert au plus près de l’étau puissant de ses cuisses et d’une poigne rageuse.

Des grappes de femmes hurlantes raient le sable recuit de leur corps osseux, accrochées des dents, des mains, de leurs bras enlacés aux pattes de la bête. Certaines, blessées, lâchent prise, aussitôt remplacées par dix autres. Car le troupeau de ces femmes semble infini qui trace son sillon derrière le guerrier.
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Pourquoi, pourquoi ce peuple décharné suit-il, ainsi que les rats le cheminement de l’humanité depuis la nuit des temps, le colosse peinturluré sur sa bête farouche ?

C’est qu’il est le pourvoyeur, le distillateur du rêve. Ce pouvoir de faire apparaître des mondes de lumière, de faire surgir des fontaines d’eau vivante, de faire vibrer des notes de métal inconnu, de faire planer dans des espaces à mille dimensions, ce pouvoir, il l’a domestiqué, il le détient cristallisé dans une poudre d’argent vif qu’il cède par pincées. Tout ce que ce pauvre troupeau possède de nourriture, d’or, de moellosité, tout se donne au colosse pour trois poussières de rêve.
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Il ne se passe pas de minute sans qu’une femme hagarde ne se hisse s’accoler au corps de l’homme, ne lui caresse, gémissante, son torse musculeux, n’ouvre ses jambes et s’empale sur son vit nerveux. Lui, le Maître, accepte ou refuse l’offrande, prend son plaisir ou rejette la femelle aux sabots de la bête, et, si la chose lui a plu, trempe un doigt dans une bourse à secret et donne à sucer à l’élue de l’instant une saupoudration de la divine chimie. Alors, c’est un chœur de hurlements, ceux, coléreux, frustrés, implorants des femmes rampantes et qui essaient de se redresser pour arracher leur part et les cris d’extase et d’éphémère contentement de la bienheureuse qui s’accroche à l’homme, refusant de lui lâcher le doigt, le suçant jusqu’à la crasse de l’ongle, à la recherche d’un dernier atome de sensation d’ailleurs.
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L’homme, alors, de son glaive, embroche au hasard dans le tas charnu et porte à sa bouche la chair palpitante encore. Ce sont des craquements sinistres, des mastications goulues, des mâchonnements graisseux de tripes, des éjections rageuses de morceaux d’os, de plumes trop raides ou de bouffées poilues, des éructations fielleuses et gargantuesques. Le ventre plein, enfin, repus, gavé de choses vivantes, le titan tatoué, d’un geste, abandonne les reliefs à la meute. Les hommes-chiens, d’abord, se disputent le tas de restes. Jusqu’à plus faim. Si à ces appétits rassasiés ont échappé des parcelles, des bouts, des bribes d’outre-vie, les femmes enragées se les arrachent et celles qui n’ont rien mordent au corps vif des autres.
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Il lui serait facile de mettre fin au martyr de l’être, d’éclater silencieusement la bulle, de recouvrir d’un linceul de paix ce corps torturé. Ne serait-ce pas le plus beau des cadeaux, le plus bel acte d’amour que d’endormir l’enfant d’un long sommeil de silice ? Il ne faudrait pas grand chose, une poignée de chaux déversée dans la gorge ouverte, une main ferme soudant les fines lèvres, les narines à peine frémissantes pincées entre deux doigts calleux, et ce serait un petit frémissement d’âme et la paix, la paix enfin.

Mais, peut-être est- il là- haut, en surface, une mère enchaînée au filet d’argent, certes, mais mère quand-même, mère surtout qui, aux minutes reposantes de sérénité et d’endormissement de ses feux intérieurs, donne tendrement le sein aux enfants du troupeau et cherche à l’heure qu’il est son petit don de vie en hurlant de la détresse de l’avoir perdu ?
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Alors, comme alourdi, comme écrasé de tout le poids du monde, l’homme d’écailles, l’homme de blessures, l’homme de gerçures, l’homme au sang de gravier, l’homme aux yeux d’agate recuite, l’homme au cœur de ronce des sables se coule dans l’épiderme râpeux de ce monde sec et reprend sa reptation.

Longtemps, longtemps, poursuivi d’images infernales.













Photos D.M.

Texte déposé à SACD/SCALA

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